Le blog de Klaus-Gerd Giesen


Interview avec Al-masry Al-youm

 

5 janvier 2017

 

Le quotidien égyptien Al-masry Al-youm publie aujourd'hui une interview que je lui ai accordé il y a quelques jours au sujet des élections présidentielles françaises et de la situation actuelle au Proche-Orient. Comme la traduction arabe est incomplète et semble comporter des contre-sens, raccourcis et inexactitudes je mets ici en ligne toutes les questions telles que je les ai reçu du journaliste (sans correction aucune), ainsi que mes réponses complètes:

 

          1.    Au préalable qui est à votre avis le plus chanceux de présider la france après le gain de François fillon et est ce que ce gain est dû a sa politique de rupture avec le passé?

 

François Fillon ne peut pas incarner la rupture par rapport au passé, car il a été le premier ministre de l’ancien président Sarkozy. Sa victoire aux primaires de son parti conservateur Les Républicains s’explique plutôt par deux autres facteurs : tout d’abord, ses deux principaux concurrents - Alain Juppé et Nicolas Sarkozy - ont eu, ou continuent à avoir, des démêlés avec la justice française : le premier a été condamné en 2004 à 14 mois de prison avec sursis pour prise illégale d’intérêts, tandis que l’ancien président est actuellement mis en examen dans plusieurs affaires judiciaires. De nombreux sympathisants de la Droite ne souhaitent pas que leur parti présente à l’élection présidentielle un candidat avec un tel profil hautement problématique. Le deuxième facteur réside dans l’extraordinaire mobilisation des réseaux les plus conservateurs de l’électorat de droite, notamment du côté des catholiques pratiquants.    

 

          2.    pensez vous que ces promesses d une réforme économiques sont le secret de sa victoire??

 

En réalité, l’actuel programme économique néo-libéral de François Fillon s’inscrit dans la continuité de la politique qu’il a mise en œuvre entre 2007 et 2012 en tant que premier ministre. La plupart des membres de son parti savent parfaitement qu’il ne pourra pas entièrement le réaliser puisque il se heurtera à la vive résistance des syndicats. Ecarter 500'000 fonctionnaires par année est un objectif irréaliste. Fillon a été désigné plutôt pour ses prises de position très conservatrices, fortement imprégnées de catholicisme, par exemple en matière d’avortement ou de mariage homosexuel. 

 

          3.    Est ce qu'il a dit son dernier mot dans les  élections  présidentielles ??

 

Comme d’autres candidats, François Filon va certainement jouer encore plus la carte sécuritaire face aux terroristes de l’Etat islamique. La France est traumatisée par les attentats. De par là il peut capter une partie de l’électorat de l’extrême-droite. Dans le contexte actuel de paranoïa généralisée, cela risque malheureusement d’engendrer encore davantage d’islamophobie dans la population, car beaucoup de Français, mal informés, confondent tout simplement les agissements d’une petite minorité radicalisée et la vaste religion, au demeurant très diverse, qu’est l’Islam.

 

          4.   chanceux de présider la france de la gauche pour gagner la carte de mise en candidature et  Pourquoi?

 

Le parti socialiste n’a pas encore désigné son candidat à l’élection présidentielle du printemps. A la surprise générale, l’actuel président Hollande, très impopulaire, a annoncé son retrait. Au moins trois candidats (Manuel Valls, Benoît Hamon et Arnaud Montebourg) peuvent se prévaloir de chances pour représenter le parti socialiste qui, au terme de la présidence Hollande, est divisé, affaibli et au bord de l’éclatement.

 

Outre François Fillon, au moins Emanuel Macron (centre) qui bénéficie du soutien du patronat, Jean-Luc Mélenchon (gauche), Yannick Jadot (écologiste) et Marine Le Pen (extrême-droite xénophobe et islamophobe, financée en partie par Vladimir Poutine) vont également concourir. Le système des élections primaires internes aux partis, importé des Etats-Unis, a donc pour effet de créer davantage d’incertitude. Cinq de ces candidats conservent des chances réelles de parvenir au deuxième tour de l’élection présidentielle, dont en tout premier lieu Marine Le Pen. A l’heure actuelle, il est tout à fait impossible de prévoir l’issue, ne serait-ce que parce qu’un ou deux nouveaux attentats terroristes dans les mois à venir pourraient complètement changer la donne. L’Etat islamique sait qu’il peut fortement influencer le choix des Français…    

 

          5. Comment voyez-vous le rôle de l'Egypte  Pour interdire les Frères musulmans, Est-il possible pour la France d'interdire les Frères musulmans?

 

En France, les Frères musulmans restent tout à fait marginaux. Il n’y a aucune raison de les y interdire. L’Etat de droit, où la justice reste indépendante du gouvernement, ne le permettrait pas.

 

En Egypte, la situation se présente évidemment très différemment. Les Frères musulmans, bien qu’affaiblis et divisés, profitent de la structure économico-politique fondamental de l’Etat: le budget gouvernemental est essentiellement nourri par les revenus du canal de Suez et par l’aide américaine, et non pas par la ponction fiscale. A cela s’ajoute actuellement les 12 milliards sur trois ans du Fonds monétaire international. Il s’agit donc d’une économie de rente. Or, toute économie de rente, quelque soit le gouvernement ou le type de régime, en Egypte ou ailleurs (Panama, ou les pays producteurs de pétrole tels que l’Algérie, la Russie, l’Arabie saoudite ou le Venezuela) engendre presque automatiquement de la corruption, du haut de l'Etat jusqu’aux niveaux les plus bas de l'administration. Elle altère le bon et libre fonctionnement du marché. Face à la classe-Etat rentière et kleptocratique, qui capte l’essentiel de la rente, la majeure partie de la population se sent, à juste titre, exclue, et souffre d’une économie forcément non compétitive et d’un appareil d’Etat sclérosé qui agit en faveur des rentiers. Les Frères musulmans sont idéologiquement en mesure de récupérer une bonne partie du mécontentement face à cette situation. Les interdire ne résout strictement rien à moyen et long terme.    

 

          6. Quelle est votre vision pour l'avenir de l'Egypte au milieu des défis auxquels fait face l'Etat égyptien, interne et externe?

 

Sur le plan interne: si l’on souhaite réduire l’énorme attrait pour les mouvements islamistes radicaux, et en même temps progressivement démocratiser le système en renforçant une société civile réellement autonome vis-à-vis de l’Etat, il convient de réduire petit à petit la dépendance de l’Etat à l’égard de la rente (ce qui aurait pour conséquence de structurellement diminuer la corruption et l’influence politique des grands et petits rentiers), et de favoriser l’éclosion d’une petite bourgeoisie économiquement tout à fait indépendante de l’Etat, c’est-à-dire une classe moyenne de petits entrepreneurs productifs visant le profit dans un marché réellement concurrentiel et non truqué, et qui est aussi disposée à effectuer des investissements à long terme dans l'économie locale, en associant son propre destin à celui de la nation égyptienne. Tôt ou tard, il faut « tuer » le rentier qui contamine l’ensemble du système économique et politique. Pour compenser les revenus manquants et en même temps booster la participation politique, il est impératif de d’introduire ou d’augmenter la taxation des revenus des particuliers (au lieu de les supprimer, comme cela a été fait): impôt sur le revenu personnel, TVA, impôt sur la fortune, droits de succession, etc. Ainsi, les citoyens se sentiraient davantage concernés par ce que l’Etat fait de leur argent. Un nouveau lien entre société et Etat apparaîtrait, alors qu’il est actuellement plutôt coupé entre une classe-Etat rentière et le reste de la population : « No taxation without representation », et vice-versa !

 

Sur le plan externe: la rente que représente l’aide bilatérale américaine risque de diminuer sous la présidence Trump (alors que celle du canal de Suez est censée augmenter considérablement suite aux travaux entrepris). L’Egypte sera donc mécaniquement moins dépendante à l’égard des Etats-Unis sur le plan diplomatique. Cela peut être une chance pour quelque peu réorienter sa politique étrangère, pour gagner en marge de manœuvre. Puisque l’Egypte ne pourra pas vraiment compter sur l’imprévisible Donald Trump, ni sur un Ergodan tout aussi imprévisible, les liens avec les pays membres de l’Union européenne pourraient être renforcés, dont notamment la France, l’Allemagne et l’Italie. Dans un monde où l’hégémonie américaine est en fort déclin - ce dont Barack Obama avait déjà pris acte - et où le spectre oligopolistique d’un partage des sphères d’influences entre les trois principales puissances (USA, Chine, Russie) émerge lentement et douloureusement, l’Egypte, au centre d’une région en crise profonde, risque d’être prise en tenaille entre les prétentions géopolitiques des uns et des autres. De ce fait, sa diplomatie a également tout intérêt à fortement mobiliser ses solides réseaux au sein du mouvement des pays non-alignés, et à se rapprocher encore davantage des plus grands membres, à l’instar de l’Inde, de l’Afrique du Sud, de l’Algérie, de l’Indonésie, du Brésil, etc., pour établir à l’échelle mondiale une sorte d’alliance anti-oligopole de la semi-périphérie du système mondial.

 

          7. Le monde arabe peut-il surmonter le terrorisme  avec  défection  et les crises dans Au sein des États? –    

 

Le défi principal du monde arabe réside en effet dans les métastases du terrorisme. Il est facile de déstabiliser un pays ou une région par quelques attentats bien ciblés. En Egypte, tout le secteur du tourisme en souffre fortement, ce qui augmente malheureusement la dépendance à l’égard de la rente. A moyen et long terme, la répression du terrorisme ne peut pas être la seule solution qu’offre l’Etat. Il convient avant tout de réduire l’attrait pour les mouvements islamistes violents dans une partie de la population, et faire en sorte que les individus puissent de nouveau croire que l’Etat travaille dans l’intérêt général et non pas dans celui d’une petite clique de rentiers. La lutte anti-terroriste passe forcément par des gains de légitimité de l’ensemble de l’appareil d’Etat. 

 

Dans d’autres pays, tels que la Syrie, le Yémen, l’Irak et la Libye, les situations de guerre ou de post-guerre ont déjà provoqué une dispersion du pouvoir en plusieurs régions quasi autonomes. Une telle balkanisation de facto du monde arabe, nullement avantageuse pour l’Egypte, peut être dans l’intérêt des trois grandes puissances mondiales et de certaines puissances régionales telles que l’Iran et l’Arabie saoudite. Réunifier ces nations ne sera pas une tâche facile. La diplomatie égyptienne peut tenter d’y aider.  

 

           8. Quelles sont vos attentes pour l'avenir de la paix à la lumière de la direction de Trump et ses efforts pour faire avancer l'ambassade américaine à Jérusalem?   

 

Le nouveau président américain semble miser sur l’unilatéralisme plutôt que sur les solutions multilatérales. De toute évidence, il considère qu’Israël et la Palestine relèvent de sa sphère d’influence (tout comme l’Egypte). Déplacer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem ne pourrait être que le prélude à la « solution » imposée d’un seul Etat aux conditions de Netanyahu (qui est tout à fait opposée à celle du même nom proposée par les intellectuels israéliens post-sionistes tels que Moshe Zuckermann ou Avraham Burg). Une telle politique ne ferait évidemment qu’attiser le feu et provoquerait non seulement une nouvelle Intifada, mais également un rapprochement entre le Hamas actuellement plutôt isolé et un Fatah désavoué, ainsi qu’une très forte mobilisation du monde arabo-musulman. Paradoxalement, un tel scénario pourrait donc être le ciment d’une unité retrouvée des pays arabes et musulmans. Seuls les Palestiniens seraient - une fois de plus - les victimes de la conjoncture géopolitique. La grande question est de savoir de quel côté pencherait la Russie de Vladimir Poutine…

 

 

          9. Comment voyez-vous les Arabes dans la prochaine année dans la lutte contre le terrorisme, et si Daesh sortirez de la Syrie et de l'Irak?

 

Daesh est déjà sorti de ces pays, et notamment présent en Libye. Il s’agit d’un nouveau type d’acteur politique : à la fois Etat territorial - avec toutes ses attributions telles qu’un système fiscal, social, judiciaire, etc. - et réseau transnational qui essaime un peu partout, même en Europe. Il suffit qu’un petit groupe local armé déclare son affiliation pour que le franchising fonctionne. D’où l’importance de réduire l’attrait idéologique pour la « marque » Daesh, sinon ce sera un combat sans fin.

          10. Quel est ton avis sur l'appel du Président abdel-fatah Sisi sur Renouvellement du discours religieux ,et Comment voyez-vous le rôle d'Al-Azhar dans propagation Religion centriste?

 

Trop d’acteurs, internes et externes, ont intérêt à diviser l’Egypte. Le récent attentat contre une église copte au Caire représente une telle tentative. L’appareil d’Etat, largement déconsidéré par une frange importante de la société des deux côtés, n’est pas le mieux placé pour favoriser davantage de dialogue entre les religions ou un type particulier de discours religieux. L’initiative pour un tel rapprochement doit venir des institutions religieuses elles-mêmes, notamment des courants majoritaires. C’est de toute façon dans leur intérêt. Car un conflit inter-religieux ne produit que des perdants, comme le démontrent les situations au Yémen, en Irak ou en Syrie.

 

 

          11. Attentes -Quels pour le sort de la guerre menée par l'armée égyptienne dans les extrémistes du Sinaï et des attaques terroristes, ce qui a affecté les chrétiens dans l'église récemment?

 

La solution à moyen et long terme ne peut être que politique et idéologique. Combattre les terrorisme et extrémisme par les armes ou par la répression ne peut être qu’une solution dans l’urgence et par réaction, faute de mieux. On n’arrive jamais à complètement éradiquer tout terrorisme ou extrémisme, sauf si l’on parvient à persuader les adhérents qu’ils peuvent équitablement formuler leurs revendications à l’intérieur du système (au lieu de combattre celui-ci de l’extérieur) et être certains que des compromis soient possibles et souhaitables. Par conséquent, l’appareil d’Etat, qui est toujours la cible directe ou indirecte des extrémisme et terrorisme, doit aussi être capable de remettre en question son fonctionnement même.

 

          12. Est-ce que l'Egypte se sont sauvés du sort de la Syrie, l'Irak et la Libye?

 

Rien n’est acquis. L’instabilité politique continuera d’autant plus à guetter l’Egypte que nous assistons actuellement à une forte restructuration du système international, passant d’un monde unipolaire américain à des sphères d’influences multiples et en mouvement. Or, l’Egypte se trouve géographiquement et culturellement à la croisée de plusieurs lignes de fracture (Islam-Christianisme-Judaïsme, Afrique-Asie, Israël-Palestine, Méditerranée-Mer rouge). Le sort du pays reste un enjeu crucial non seulement pour ses voisins, mais aussi pour les puissances régionales et mondiales, ne serait-ce que par le canal de Suez. De surcroît, Le Caire jouit dans le monde musulman d’un statut et d’une réputation tout à fait particuliers, tandis que le sort de l’Eglise copte attire l’attention des Chrétiens du monde entier. Les facteurs exogènes pèsent donc au moins autant que les facteurs endogènes.