Le blog de Klaus-Gerd Giesen


L'enjeu électoral du multiculturalisme

 

1er mai 2017

 

Profondément divisée en multiples fractions idéologiques et au bord d’une crise de nerfs, la France subit actuellement une campagne électorale pour le deuxième tour de l’élection présidentielle qui s’articule pour une large part autour des questions sociales, économiques et sécuritaires. De toute évidence, cela reflète l'anxiété d’une majorité de Français qui demeure préoccupée par la précarité sociale, le terrorisme et les politiques d’austérité budgétaire. Parallèlement, les spécialistes de la sociologie électorale, à l’instar d'Alexandre Afonso et de Frédéric Sawicki, ont fourni des analyses fort intéressantes des résultats du premier tour, en corrélant l'offre politique avec des paramètres tels que les classes d’âge, le niveau moyen d’éducation, le milieu professionnel, les classes sociales, et le lieu d’habitation.

 

Cependant, les aspirations et appréhensions des nombreux citoyens qui se définissent comme appartenant à une minorité culturelle ou religieuse semblent également avoir une certaine importance. Le duel Macron - Le Pen les concerne aussi sur le plan de la lutte contre le racisme et d’autres discriminations, ainsi que sur celui de la reconnaissance de leurs spécificités au sein d'une société française devenue au fil du temps de plus en plus multiculturelle. Parmi les quelques 400 000 Rroms de nationalité française, dont les non-sédentarisés sont classés dans l’ignoble catégorie administrative des « gens du voyage », personne n’a probablement oublié les propos abjects de Marine Le Pen à leur égard, ni la suggestion récente de l’élu frontiste Franck Sinisi de récupérer les « dents en or » des Rroms pour qu’ils autofinancent leur logement. Sans même évoquer les multiples déclarations ignomineuses de Jean-Marie Le Pen qui, par un prêt de plusieurs millions d’euro, finance l’actuelle campagne électorale de sa fille (et dément de par là-même la saga savamment entretenue d’une friction politique au sein de la famille).

 

La communauté juive commence aussi à se réveiller après le refus de Marine Le Pen, au début du mois d’avril, de considérer l’Etat français comme responsable de la déportation des juifs français, dont notamment la rafle du Vel d’Hiv en 1942, et après la nomination, presque aussitôt annulée en raison de la levée de boucliers provoquée, de Jean-François Jalkh, un admirateur du Maréchal Pétain et, selon Le Figaro et Le Monde, un négationniste en matière de chambres à gaz, comme remplaçant provisoire de Le Pen à la tête d’un parti fondé entre autres par d’anciens Waffen-SS. Il y a encore deux ans l’ancien président du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF), Roger Cukierman, avait involontairement contribué à la « dédiabolisation » du mouvement frontiste en estimant que Marine Le Pen « était irréprochable personnellement ».

 

Les musulmans français et les personnes d’origines arabe et africaine ne sont évidemment pas en reste : alors qu’Emmanuel Macron prend dans son programme électoral l’engagement ferme de ne pas étendre à l’université l’interdiction du port de voile, et y affirme qu’il fera « de la lutte contre la discrimination une priorité nationale », la candidate frontiste déclare : « Les Français se sentent agressés dans leurs habitudes. Les voiles, les exigences sur les lieux de prière, les demandes de nourriture spécifique… tout ça est en contraction avec notre culture. » Pour elle, la France doit préserver une identité essentiellement chrétienne ; elle accuse fréquemment les Africains (surtout du Nord) de pratiquer le communautarisme, demande la dissolution de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), et adopte un catalogue quasiment sur mesure : interdiction du foulard dans les lieux publics et dans les universités, et fermeture des frontières – notamment pour ce qui est du regroupement familial - pour éviter l’entrée de musulmans et d’autres immigrés principalement en provenance d’Afrique et du Proche-Orient. Objets fréquents d’amalgames en tout genre, formulés par des élus du Front national lors des débats portant sur le chômage et le terrorisme, les minorités musulmane, arabe et africaine sont les parfaits boucs émissaires pour ratisser des voix au sein de la majorité catholique et « blanche ». Il convient d’y ajouter que parmi les 144 engagements présidentiels de Marine Le Pen figure un droit d’asile complètement vidé de sa substance, puisqu’il ne pourra plus être accordé « qu’à la suite de demandes déposées dans les ambassades et consulats français dans les pays d’origine ou les pays limitrophes », autrement dit très loin du territoire français et souvent en situation d’extrême danger. A l’opposé, Emmanuel Macron a déclaré à plusieurs reprises que ces deux dernières années la France n’a pas accepté un nombre suffisant de réfugiés.

 

Même les Protestants de France semblent être fortement irrités, voire insultés, par une candidate du Front national qui, il y a deux semaines, a jugé que sous Richelieu leur communauté avait été « contre la nation ». Chez les francs-maçons, sept obédiences, rassemblant plus de la moitié de la maçonnerie française, ont exceptionnellement fait connaître leur choix « au nom de l’humanisme universaliste », à la différence d’un épiscopat catholique gagné par une attitude neutre (contrairement à sa prise de position en 2002).

 

Quant aux minorités culturelles régionales en France métropolitaine – les Basques, Catalans, Flamands, Alsaciens, Bretons, et autres Corses –, la carte électorale du premier tour de l’élection ne nous permet pas de tirer des conclusions univoques les concernant. Il n’en reste pas moins que les déclarations de Le Pen sur l’identité française, son souhait de « renforcer le roman national », ainsi que le point 98 de son projet présidentiel (« Promouvoir l’assimilation républicaine »), peuvent les troubler. A fortiori, les multiples cultures de la France d’Outre-Mer, peut-être à l’exception de Mayotte où Le Pen avait reçu en novembre dernier un accueil assez bienveillant, craignent sans doute aussi les tendances assimilationnistes jacobines, et sont scandalisées par le point 97 où elle affirme son « refus des repentances d’Etat qui divisent » la nation (notamment pour ce qui est de son passé colonial et esclavagiste). Ainsi, sous une éventuelle présidence Le Pen on voit mal la grande majorité des Kanaks de Nouvelle-Calédonie voter pour le maintien dans la République – en dépit d’un statut territorial sui generis qui protège leur droit coutumier et leur culture - lors du référendum sur l’autodétermination qui doit se dérouler d’ici la fin de l’année prochaine. Dans les départements et collectivités d’Outre-Mer d’autres forces centrifuges pourraient se déchaîner.

 

En dépit d’un agenda économique, social et sécuritaire prédominant, le paramètre du multiculturalisme ne doit donc pas être négligé dans l’analyse des choix électoraux. A quelques exceptions près (comme par exemple les Pieds-noirs), la plupart des citoyens français issus d'une minorité culturelle ou religieuse ne peuvent pas vraiment se reconnaître dans le projet sociétal de Le Pen, inspiré par son idéologue en chef Alain de Benoist, ni voter pour elle. En revanche, le candidat du mouvement libéral En marche leur donne de sérieux gages en écrivant dans son programme qu’il ne souhaite pas « renoncer à nos histoires multiples », et qu’il ambitionne de « redonner confiance aux Français […] d’où qu’ils viennent ».

 

Toute la question est plutôt de savoir dans quelle mesure Emmanuel Macron, infiniment plus ouvert et bienveillant à leurs égards et en matière de multiculturalisme en général (malgré une surprenante phrase pendant la campagne, évoquant une supposée « insécurité culturelle »), sera en mesure de mobiliser ceux parmi les citoyens issus des diverses minorités qui abhorrent véritablement son programme économique et social, et qui sont de ce fait tentés par le « ni-ni » très en vogue chez les partisans de Jean-Luc Mélenchon, c’est-à-dire par l’abstention ou par le vote blanc ou nul, tout en sachant parfaitement qu’une présidente Le Pen commencerait son mandat par l’adoption de mesures dont ils seraient les premières victimes. En d’autres termes, ceux-là pourraient hésiter entre le libéralisme économique de Macron d’une part, et son libéralisme politique d’autre part. Dès lors, vont-ils accorder la priorité aux considérations d’ordre économico-social, ou préférer la protection de leurs droits et spécificités? La question reste ouverte. Dans la course à la plus haute fonction de l’Etat, leurs suffrages pourraient peut-être s’avérer décisifs pour départager les deux candidats présidentiels, surtout depuis les ralliements de Nicolas Dupont-Aignan et de Christine Boutin à la candidature de Marine Le Pen.