Le blog de Klaus-Gerd Giesen


Les lignes bougent

 

20 novembre 2020

 

Toute crise profonde, quelle qu’elle soit, génère à la fois d’abruptes déliquescences et des germes pour un nouveau monde à naître. Elle fonctionne comme un catalyseur de métamorphoses. Dès que l’on adopte une perspective de longue durée il est possible d’y repérer, au-delà de la morosité anxiogène ambiante, des aspects tout à fait prometteurs pour notre avenir.

 

La matrice humaniste

 

Une première mutation s’avère être cruciale : la matrice idéologique de base qui sous-tend la plupart de nos valeurs politiques, à savoir l’humanisme, vient de célébrer peut-être son plus grand triomphe de tous les temps, si l’on entend par humanisme tout effort (moral, culturel, scientifique, spirituel, éducatif, etc.) pour rendre l’homme meilleur, pour l’élever au-dessus de ses bas instincts grégaires. En effet, contre tout calcul purement utilitariste fondé sur les seules conséquences économiques et sociales, la planète entière s’est mobilisée pour tenter de protéger, par confinements prolongés et d’autres mesures sanitaires, les plus vulnérables parmi nous, ceux qui courent les plus grands risques de mourir du Covid-19 en temps de ressources médicales limitées. Le rapport non pas à la mort, mais à l’inégalité devant la mort a donc été modifié en profondeur : on a fortement ralenti, à l’échelle mondiale, la marche de l’économie et de la société pour tenter de défendre, certes très imparfaitement, les plus fragiles. En outre, la pandémie a permis de les rendre davantage visibles. Contrairement aux épidémies précédentes dans l’histoire de l’humanité, la quasi totalité des gouvernements et médias du monde a organisé à la hâte ce que l’on pourrait appeler un processus d’apprentissage planétaire humaniste en temps réel, notamment grâce aux nouvelles technologies de communication, et une large majorité des populations y a participé de bon gré, non seulement par intérêt personnel mais le plus souvent aussi par réel souci d’autrui, qui reste le plus souvent parfaitement anonyme tellement les chaînes de transmission sont complexes et aléatoires.(1) Un véritable tremblement de terre, venu des profondeurs, qui magnifie l’être humain, sa capacité à s’élever moralement et culturellement au-delà de sa condition biologique et à s’organiser en tant que humanité, et la vie tout court. Un espoir immense pour l’avenir de l’homo sapiens sapiens.

 

Dès lors, il est possible de transposer ce principe à d’autres sphères de l’activité humaine : le social, l’écologie, l’économie, le culturel, etc., en formulant une norme politique générale comme fondement pour un élargissement du contrat social: Toute action, ou absence d’action, de l’Etat et de la communauté des Etats doit être définie de façon à ce que les personnes les plus vulnérables qui, directement ou indirectement, pourraient en être affectées soient protégées de ses éventuelles conséquences néfastes. Sur le plan individuel le même principe humaniste se traduirait par une maxime morale (d’inspiration kantienne): Agis toujours de façon à ce que les personnes les plus vulnérables qui, directement ou indirectement, pourraient en être affectées soient protégées des éventuelles conséquences néfastes.

 

La crise de la guerre

 

Force est de constater que le fléau du Covid-19, les confinements et l’interruption des chaînes d’approvisionnement en armes ont plongé la guerre dans une crise aiguë : en 2020, l’intensité guerrière a fortement décrue partout dans le monde. Le nombre de victimes sera sans doute bien moindre que les années précédentes, tout comme d’ailleurs probablement les dépenses d’armement mondiales qui s’élevaient en 2019 encore à 1917 milliards de dollars américains, le chiffre le plus élevé depuis 1988.(2) C’est toujours cela d’acquis.

 

En outre, l’effet de démonstration pourrait devenir incitant, du moins ici et là, et même s’il faut évidemment se garder de tout optimisme naïf et s’attendre à des coups de revers : face à la menace commune qui fragilise l’humanité toute entière les groupes humains en conflit (Etats, groupes religieux, régions sécessionnistes, etc.), d’abord tétanisés au point de ne plus trop savoir comment continuer leurs guerres, pourraient peut-être être amenés à quelque peu relativiser l’importance des enjeux locaux et à adopter des positions et moyens plus conciliants, favorisant la négociation et la résolution non-violente des conflits. Il s’agit là d’une occasion unique pour toute action favorisant le sentiment d’appartenance au genre humain dans son ensemble et la consolidation de la paix.

 

Santé sanctuarisée et frugalité séduisante

 

La vie humaine, qui par définition n’a pas de prix, présente néanmoins un coût. Le nouvel impératif de sa préservation à presque n’importe quel coût économique indique, là encore, un soudain renversement de perspective: la primauté du vivant sur l’économie ; la santé comme bien public ; le retour vers le principe de précaution (stocks de masques, de tests, de lits hospitaliers, de respirateurs, etc.) et la sanctuarisation de certains espaces et fonctions sanitaires ; l’étonnement des anciennes puissances coloniales et impérialistes (Europe, USA) devant une gestion de l’épidémie beaucoup plus performante par de nombreux Etats considérés comme étant « en voie de développement » (Vietnam, Taïwan, Vanuatu, etc.), un choc culturel non négligeable pour l’eurocentrisme ambiant ; la revalorisation des métiers de la santé ; la mobilisation sans précédent des ressources publiques et privées pour développer vaccins et médicaments ; le rôle indispensable d’un certain nombre d’organisations multilatérales mondiales, à l’instar de l’OMS, dont les financement et compétences devraient être renforcées à l’avenir.

 

Plus jamais on ne pourra dire qu’il n’est pas possible d’arrêter, ou du moins de fortement ralentir, la méga-machine productiviste du capitalisme triomphant. On l’a fait par deux fois cette année, sur de longues semaines. Les conséquences se sont avérées en partie très bénéfiques, aussi bien pour l’individu que pour l’humanité: diminution considérable des pollutions en tout genre, alimentation plus simple et plus saine, diminution du bruit, revitalisation de certains espaces naturels, réduction drastique des trajets en voiture ou métro/RER/TER pour aller au travail, remplacement des voyages d’affaires en avion par des visioconférences, baisse de la consommation superflue, renaissance des loisirs et tourisme de proximité, bref : acceptation de notre propre vulnérabilité, décélération du temps vécu et retour à l’essentiel et à la simplicité - une véritable révélation pour beaucoup de citoyens des pays riches.

 

Nous avons peut-être pu apercevoir une partie du monde de demain. En tout cas, la conscience écologique et en matière de modes de vie s’en est trouvée singulièrement renforcée, avec un effet sans doute durable à l’échelle planétaire. Là encore il importe de saisir le moment historique pour tenter d’infléchir le cours des choses en faveur de toujours davantage de qualité de vie et de préservation de la nature. A commencer par nos comportements quotidiens, et par la réduction conséquente de l’externalisation des coûts environnementaux de la production et de la consommation.

 

Une économie en mutation

 

La chute de la demande a conduit à une situation économique et sociale mondiale extrêmement difficile pour de nombreux secteurs. Nous traversons la crise la plus grave depuis environ un siècle et mesurons chaque jour un peu plus l’importance des interdépendances économiques entre les nations. Seul un grand effort de solidarité et de transfert des charges à l’échelle nationale, européenne et internationale pourra, à court et moyen terme, éviter le pire. Cependant, même dans ce domaine on peut identifier quelques excellentes nouvelles, reléguées un peu à l’arrière-fond de l’actualité, qui pavent le chemin vers un avenir nettement moins sombre que beaucoup ne l’imaginent.

 

Il convient notamment de mentionner le fait que, du jour au lendemain, nombre de dogmes néolibéraux se sont écroulés comme des châteaux de cartes. Nous assistons au grand retour de l’Etat dans le jeu économique, au-delà de son rôle traditionnel d’assureur en dernier ressort. Disparus, d’un coup de balai magique, les politiques d’austérité, seuils de dette publique, limitation des actions des banques centrales, autonomie de la sphère financière par rapport à l’économie réelle, privatisation de tous les risques individuels. A la place on trouve de gigantesques plans de relance des Etats et de l’Union européenne, à une échelle jamais observée auparavant et en partie en faveur d’investissements dans la seule économie verte, une socialisation étatique des pertes subies par les commerces et travailleurs pendant les périodes de confinement, et un refinancement presque sans limite des actifs privés dans certains pays occidentaux, c’est-à-dire tout ce qui était considéré il y a encore un an comme des véritables hérésies par la doctrine économique dominante.

 

Plus généralement, la crise révèle que dans les pays nantis la recherche du bien-être, plutôt que les seules accumulation de biens de consommation et augmentation de la richesse mesurée à l’aune d’indicateurs purement quantitatifs de croissance, pourrait devenir la pierre angulaire des sociétés occidentales.(3) Le « progrès » change de définition. Ainsi, une véritable permutation de valeurs, déjà entamée avant l’apparition du coronavirus, semble s’accélérer, y compris par l’objectif d’une croissance maîtrisée, voire d’une décroissance.

 

Deuil et renaissance

 

Nous avons l’immense privilège d’assister à la clôture d’un vaste mouvement historique. Quelque chose se ferme. Cela effraie, déstabilise, et demeure source de nombreux et graves dangers. Un deuil n’est jamais facile à vivre. En même temps, un nouveau monde naît aussi ; il est notre futur. Une situation révolutionnaire s’installe, qui reste pour l’instant encore un peu obscure. A chacun d’entre nous d’y mettre toute la lumière qu’il faut, de rester serein dans la tempête, et d’accueillir le nouveau monde certes prudemment, mais aussi dans la joie. Car, il n’y a rien de plus constructif que la joie.

 

 

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Notes :

(1) Klaus-Gerd Giesen, « Pandémie et idéologie », in : Emmanuel Hirsch (dir.), Pandémie 2020. Ethique, société, politique, Paris : Editions du Cerf, 2020, p. 723.

(2) Stockholm International Peace Research Institute, SIPRI Military Expenditure Database, 2020, URL: https://sipri.org/databases/milex

(3) Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, Paris : La Découverte, 2020, p. 90-94.